Le droit tend à régir l’ensemble des rapports entre les hommes sur le plan personnel, patrimonial, économique, social, politique,etc..
Il s’exprime par des normes contenues dans des textes qui se veulent détaillés, complets et exhaustifs.
Toutefois l’expérience révèle que le législateur n’a pas la capacité de régenter tous les aspects de l’activité humaine, ni celle d’en suivre toutes les évolutions, de sorte que bien des situations échappent à ses prévisions.
En semblable hypothèse , la survenance d’un litige contraint le juge, privé de texte applicable et de stipulations contractuelles des parties, à suppléer cette absence en ayant recours à des principes généraux ou à l’interprétation extensive de textes dont il dégagera des obligations lui permettant de trancher ce litige.
Le doyen Jean CARBONNIER, qui était professeur de droit civil mais également sociologue, a publié en 1969 ( librairie générale de droit et de jurisprudence) un ouvrage intitulé « flexible droit – textes pour une sociologie du droit sans rigueur » dans lequel il éclaire ce phénomène.
Je cite son exergue : « le droit est trop humain pour prétendre à l’absolu de la ligne droite.
Sinueux, capricieux, incertain, il nous est apparu dormant et s’éclipsant, changeant, mais au hasard et souvent refusant le changement attendu , imprévisible par le bon sens comme par l’absurdité.
Flexible droit ! Il faut pour bien l’aimer, commencer par le mettre à nu. Sa rigueur, il ne l’avait que par affectation ou imposture. »
Je vous propose deux illustrations que je tire du droit de la famille et des biens. Elles on trait à des domaines où la vie ( matérielle ) n’est encadrée par aucun texte directement applicable. Il s’agit d’opérations réalisées entre des concubins qui ont engagé leur patrimoine, sans prendre la précaution d’établir un acte précisant le sens de ces opérations et les conséquences qu’ils entendaient leur attacher, étant rappelé que pour la loi, deux concubins sont considérés comme des personnes étrangères l’une à l’autre.
J’ai ainsi relevé un arrêt de la cour de cassation du 13 janvier 2016 ( 1ère chambre civile n°14/29746 ) qui a statué sur la prétention d’un concubin au remboursement par sa concubine du montant du crédit immobilier qu’ils avaient souscrit pour l’achat de leur logement commun et dont il avait assumé seul le paiement à l’organisme prêteur. Cette demande s’inscrivait dans le règlement de leurs intérêts respectifs, suite à la rupture du concubinage.
La cour de cassation a dit qu’un concubin, même s’il a payé seul les mensualités d’un crédit immobilier souscrit avec sa concubine pour l’achat de leur logement commun, ne peut pas exiger qu’elle le dédommage lorsqu’ils se séparent, dans la mesure où cette femme a dépensé l’essentiel de ses salaires pour payer d’autres charges courantes, notamment la nourriture et l’habillement du ménage.
Les juges ont ainsi considéré « qu’il existait une volonté commune de partager les dépenses de la vie courante », ce qui justifiait que le crédit reste à la charge du concubin. Ils ont ainsi écarté l’application possible des dispositions de l’article 815-3 du code civil dont il résulte que le remboursement d’un emprunt immobilier indivis peut être, à défaut d’élément d’appréciation contraire, assimilé à une impense ouvrant droit une créance contre l’indivison pour le solvens.
Voilà : nous sommes dans le non-droit. Les intéressés ne sont pas mariés et aucune règle ne prévoit la manière dont ils doivent financer leurs dépenses communes. Il n’y a pas, entre concubins, d’obligation de participer aux charges du ménage à proportion de leurs ressources respectives et chacun fait ce qu’il veut.
Il n’y a aucun texte applicable.
Les juges ont donc, pour écarter la prétention du concubin à remboursement, « inventé » une convention passée entre les concubins qui permettait une forme de « compensation ». Qu’on le veuille ou non, ils ont ébauché, ce faisant, les règles d’un régime « non-matrimonial » entre les intéressés.
On comprend que cet arrêt, de pure espèce, n’ait pas eu les honneurs d’une publication au bulletin de la Cour !
La seconde illustration a trait à la reconnaissance d’une libéralité entre concubins, dans un contexte où ces derniers ont également procédé à une opération immobilière, sans souscrire d’acte juridique permettant de la qualifier dans leurs rapports personnels.

Les faits :
En 1987, deux concubins ont acheté ensemble, pour 50 % indivis chacun, un immeuble. Mr a payé la totalité du prix, part de Mme comprise. Le prix total a été payé comptant au moment de l’acquisition ( ce qui n’était pas le cas dans l’affaire précédente ).
Ils se sont mariés en 1989 sous le régime de la séparation des biens et ont divorcé en 2002. Lors de la liquidation de leurs intérêts pécuniaires, Mr a demandé à Mme le remboursement du montant de la moitié du prix de l’immeuble qu’il avait payé pour son compte, en faisant valoir que ce paiement était une avance remboursable et que celle ci relevait de l’article 815-13 du code civil.
Mme s’est opposée à la demande, en soutenant que le paiement constituait une donation indirecte que Mr lui avait consentie et qui présentait un caractère irrévocable. Il n’était produit par les parties aucun document, écrit, attestation ou autre pièce, ce qui imposait au juge de trancher le litige en fonction des seuls faits bruts tels qu’exposés plus haut ( ni plus ni moins ! ).
On constate donc que les intéressés ont, en 1987, réalisé cette opération sans se soucier de sa nature juridique ( l’ont-ils conçue ? En ont-ils eu une interprétation commune ou différente ? Nul ne le sait en dehors d’eux ) et qu’après leur séparation, ils tentent de la faire qualifier en droit dans un sens opposé, chacun en fonction de son intérêt ,contraire à celui de l’autre.
D’un « non-droit » on vient demander au juge de « tirer » du droit, et ce dernier se trouve tenu de trancher, à peine de déni de justice.
La réponse de la cour ( je suis le signataire de l’arrêt ) :
« Il résulte des éléments de la cause que la convention litigieuse s’analyse en une donation indirecte valable.
Donation dans la mesure où Mme démontre que le paiement de sa part indivise assuré par Mr , qui correspond objectivement à un enrichissement à son profit en relation causale directe avec un appauvrissement de celui-ci, procède d’une intention libérale de ce dernier pour résulter de la volonté de ne pas recevoir d’avantage, d’ordre pécuniaire ou moral, équivalent au sacrifice consenti en raison de la communauté de vie et de l’affection existant entre les parties, et aucun élément ne permettant de la qualifier de paiement pour compte, d’avance ou de prêt.
Donation indirecte et non pas donation déguisée ni don manuel puisque, d’une part, les parties n’étaient animées d’aucune intention de déguisement et n’ont procédé à aucune déclaration mensongère sur l’origine des deniers dans l’acte et, d’autre part, Mr n’a pas remis les fonds à Mme mais a payé directement au vendeur la part du prix incombant à cette dernière.
Donation indirecte valable en ce qu’elle échappe à l’annulation pour contravention aux bonnes moeurs, étant intervenue au cours d’un concubinage qui avait débuté avant l’acte et qui a duré jusqu’au mariage des intéressés sans qu’il ne soit démontré qu’il s’agissait de rémunérer cette relation.
Dès lors Mr ne peut prétendre au remboursement de la somme de X € correspondant à 90,67 % du prix de revente de l’immeuble »
l’argument tiré des dispositions de l’article 815-13 est enfin écarté comme inopérant, car il vise le remboursement entre indivisaires des impenses réalisées sur le bien indivis pendant la durée de l’indivision et n’est pas applicable aux sommes utilisées pour le paiement du prix au comptant ; la cour mentionne alors ( de manière superfétatoire ) que seul le remboursement pendant la durée de l’indivision de sommes empruntées pour payer le prix d’acquisition est assimilable au financement d’une impense, au sens de ce texte.
La cour d’appel a donc considéré que la « preuve » d’une donation était ainsi rapportée, mais,
comme il n’y a avait rien d’autre au dossier que ce que j’ai énoncé plus haut, il faut admettre que les
éléments de cette preuve étaient nécessairement « minces ».
Fort mécontent de cette décision qui, selon lui, heurtait le bon sens, Mr a formé un pourvoi en
cassation dans lequel il soutenait que la cour avait méconnu le principe selon lequel « c’est à celui
qui prétend à l’existence d’une donation) ( qu’il incombe ) d’apporter la preuve des éléments
constitutifs de celle-ci » preuve inexistante en l’espèce, puisque la cour d’appel avait retenu
l’existence de cette donation « au seul motif qu’aucun élément ne permettait de qualifier autrement
le paiement effectué », renversant ainsi la charge de la preuve en violation de l’article 1315 du code
civil.
Le débat était bien résumé et parfaitement clair…
La cour de cassation eut une réponse lapidaire en rejetant le pourvoi par une décision de « non
admission » énonçant que « le moyen de cassation invoqué à l’encontre de la décision attaquée
n’est pas de nature à permettre l’admission du pourvoi »
C’était brutal et cela laissait le lecteur sur sa faim, de même que le rédacteur de l’arrêt d’appel qui
aurait bien aimé connaître, de manière explicite, le raisonnement qui justifiait la décision qu’il avait
rendue.
En réalité, le sens de la décision ( de la cour d’appel ) tient au fait que les parties soumettaient au
juge un état de fait qu’ils avaient créé et qui n’était générateur par lui-même d’aucune obligation. Or
Mr venait demander au juge de reconnaître cet état de fait comme générateur d’une obligation à son
profit. C’était dès lors à lui, qu’il incombait de rapporter la preuve de l’existence de cette obligation,
à savoir celle de rembourser une avance, ce qu’il ne faisait précisément pas.
Mme aurait donc pu limiter sa défense à cette seule observation, mais c’eût été dangereux, car on
n’est jamais sûr de ses juges !.
Elle a donc cherché à justifier l’absence de toute obligation de remboursement, par l’affirmation
qu’elle avait été bénéficiaire d’une donation. Ce faisant, le débat s’est trouvé orienté vers la preuve
ou non preuve de cette libéralité, ce qui brouillait les pistes dans l’intérêt de Mr.
La cour d’appel ne pouvait, dès lors, refuser de se prononcer sur le litige dans les termes qui lui
étaient soumis.
Elle l’a fait, en la faveur de Mme, en reconnaissant l’existence d’une libéralité par une motivation
« en creux » si l’on peut dire…
La non admission du pourvoi signifie, quant à elle, que la cour de cassation s’est refusée à entrer
dans une discussion quelconque sur « la charge de la preuve de la donation » parfaitement
inopérante, puisque le noeud du litige était en amont.
Tout cela est indiscutablement subtil !
Enseignement à tirer de cet exemple : la vie ( juridique ) a horreur du vide et le vide créé par une
opération réalisée hors du droit, se remplit nécessairement tôt ou tard, par l’effet des prétentions des
parties qui viennent « plaquer » sur cette opération un régime juridique favorable à leur prétention.
L’intérêt de ces exemples est qu’ils laissent voir comment on passe du « non-droit » au droit, les
juristes s’efforçant de faire entrer dans un cadre générateur d’obligations, les situations créées par
des personnes sans les avoir envisagées…
Ce processus suscite une interrogation fondamentale qui est celle de la source du droit.
De quoi celui-ci procède-t-il ?
Je n’aborderai pas, même de très loin, ce débat et vous renvoie à la lecture de l’ouvrage « Flexible
droit » de J. CARBONNIER qui y consacre plusieurs chapitres.
Je me bornerai à revenir à mes deux exemples : le droit finalement appliqué pour donner une
solution à ces litiges ne découlait pas de la volonté (contractuelle, ou autre, des parties),
puisqu ‘elles n’avaient pas envisagé l’éventualité de ces litiges et s’étaient limitées à créer des
situations de fait, ni de lois directement applicables, puisque les situations données n’entraient pas
dans la prévision de textes particuliers.
Il ne restait aux juristes qu’à rechercher dans « leur boîte à outils » celui dont la forme paraissait la
mieux adaptée pour résoudre la difficulté…dans les termes où elle leur était soumise.
C’est en cela que le terme « flexible droit » se révèle d’une grande pertinence. Le droit s’adapte à
tout, même au non-droit !
J’espère que cet exposé vous permettra de mieux appréhender la nature des difficultés qu’un juge
peut rencontrer dans l’accomplissement de sa tâche, alors que dans le grand public, il est souvent
affirmé que celle-ci pourrait être confiée à des non spécialistes, par référence à des systèmes
étrangers ayant très ordinairement recours aux « jurys ».
Non, il ne suffit pas d’écouter l’argumentation de l’un, puis celle de l’autre et de désigner ensuite
celui « qui a raison » !
Comme j’ai cité dans cette note Mr le Doyen Jean CARBONNIER ( dont j’ai eu le privilège d’être
un des étudiants à Paris de 1964 à 1968 ) je ne puis manquer d’honorer sa mémoire en le citant à
nouveau : « notre vieillissement, à nous juristes, se trahit le jour où nous n’apercevons plus que le
droit a changé, le jour où nous commençons à ne plus connaître, ne plus vouloir connaître les lois
nouvelles ; Apprendre les anciennes nous avait coûté tant de mal ! Et puis, ce que nous avons envie
d’oublier, c’est plutôt l’avenir ».

le 8 novembre 2021 J.L. ROUDIL magistrat honoraire

Note: l’illustration la plus célèbre tirée du traité de droit civil de Mr CARBONNIER : « à la fin du XIXème siècle, le développement du machinisme, multipliant les accidents anonymes, pour lesquels il est impossible de démontrer l’existence d’une faute à l’origine du dommage, fit rechercher dans le code civil le principe d’une responsabilité sans faute prouvée. Des auteurs et des arrêts le trouvèrent dans une lecture littérale de l’article 1384 alinéa 1 : « on est responsable (du dommage) qui est causé par le fait …des choses que l’on a sous garde », où la faute n’est point mentionnée comme une condition de la responsabilité. Les applications de cette interprétation restèrent, cependant, clairsemées jusqu’au moment où , dans les années 1920-1930, les tribunaux furent saisis de nombreuses actions en dommages intérêts engagées à la suite d’accidents d’automobiles : la victime était très souvent hors d’état de faire la preuve de la faute de l’automobiliste, alors que celui-ci ayant généralement assuré sa responsabilité, il pouvait sembler sans inconvénient de le condamner, puisque la compagnie d’assurances devait payer à sa place. L’article 1384 al.1 fut utilisé à cette fin. Mais comme son texte ne distinguait pas, il fut également appliqué à toutes sortes de choses ( hormis celles pour lesquelles les articles 1385 et 1386 instituent des régimes particuliers ).
Ainsi s’est formé dans notre droit, d’une manière purement jusrisprudentielle, un régime général de
responsabillité du fait des choses que l’on a sous sa garde. La cour de cassation, toutes chambres
réunies, en a fixé les bases dans l’arrêt solennel « Jand’heur » du 13 février 1930 dont les formules
font partie du droit positf français :
La présomption de responsablité établie par l’article 1384 al.1 à l’encontre de celui qui a sous sa
garde la chose inanimée qui a causé un dommage à autrui ne peut être défaite que par la preuve
d’un cas fortuit ou de force majeure ou d’une cause étrangère qui ne lui soit pas imputable ; il ne
suffit pas de prouver qu’il n’ a commis aucune faute, ou que la cause du fait dommageable est
demeurée inconnue… La loi, pour l’application de la présomption qu’elle édicte, ne distingue pas
suivant que la chose qui a commis le dommage était ou non actionnée par la main de l’homme ; il
n’est pas nécessaire qu’elle ait un vice inhérent à sa nature et susceptible de causer le dommage,
l’article 1384 rattachant la responsabilité à la garde de la chose, non à la chose elle même. »